mercredi 27 mars 2013

Frank Zappa, "We’re Only in it For the Money" (1968)




Les Beatles ne peuvent plus souffrir les cris utérins de leur fans hystériques et décident donc d’arrêter de donner des concerts et de se consacrer au travail en studio. Malin, Mc Cartney a l’idée de créer pour leur prochain album un groupe fictif donnant un concert fictif. John, Paul, Georges et Ringo revêtent uniformes pop et moustaches, s'entourent de leur harem imaginaire et fondent le Sgt. Peppers Lonely Hearts Club Band. Le disque sort à l’aube du Summer of Love et fait un carton. Malgré ses superbes longs cheveux gras, sa moustache qu'on croirait taillées par Dumas, Zappa n'aime pas les hippies, ces gamins qui aiment juste se défoncer et baiser à même la pelouse, comme leur parents aiment la bière et les matchs de football. Les hippies ne peuvent s'affranchir car ils n'ont pas le sens des réalités. Mais ce n’est même pas une révolution d'après Zappa, juste de l’entertainment à grande échelle. 
Ce sera en partie le décalage avec l'esthétique de Sgt. Peppers qui rendra évident cette prise de position. Le paratexte des Beatles (pochette, photo intérieure, images à découper) fournit une base riche pour produire de multiples décalages grotesques. Zappa va reprendre les innovations plastiques qu'ont inauguré les Beatles pour les faire baisser d’un ton. Le glamour hip de l’artiste chic et pop Peter Blake est revomi dans un collage cheap et dada orchestré par Calvin Schenkel, le fidèle graphiste de Zappa. Les citations prestigieuses de départ que permettait la foule amoureuse des Beatles (Jung, Crowley, Caroll) laissent place à une meute de personnages dont la majeure partie se retrouvent les yeux cachés par une bande noire de censure. On peut toutefois reconnaître des acteurs de série B, le meurtrier de Kennedy, Lyndon Johnson, président des USA qui intensifie la guerre au Viet-Nam, Nostradamus, qui trône au côté d'un sapin de Noël… les divinités indiennes laissent place à un couple de Barbie, le parterre de fleur qui formaient le nom des BEATLES s'est transformé en étalage de légume désignant les MOTHERS. Pour finir, en guise de cerise, les membres du groupe posent, moitié travestis, moitié acteurs de péplum kitsch, histoire de briser l'aura sex-appeal des rock-star du moment (les Stones l’avait fait avant, mais toujours en gardant une touche glamour). Au folklore hippie, Zappa confronte la culture américaine dans ce qu’elle a de plus prosaïque. Inutile de vouloir s'évader, il faut au contraire prendre à pleine main le fumier alentour pour le convertir en or. Les Mothers sont devenus le groupe le plus laid de la planète, et leur musique est salement divine.


Outre les images, Zappa a parodié la structure musicale du concert fictif telle qu’elle est construiste dans Sgt Pepper. Les deux disques ont en commun la reprise d'un même morceau en guise d'ouverture du show et de clôture (toutefois, dans le cas de WOIIFTM, la chanson qui remplit cette fonction, What’s the Ugliest Part of your Body?, n’ouvre par le show, mais sa reprise est un clair pastiche du style vocal de John Lennon); un morceau angoissant pour clôturer (A day in the Life (Beatles), The Chrome Plated Megaphone of Destiny (Zappa)), qui se termine tout deux par un accord de piano. Peut-être est ce un hasard, mais les deux albums ont la même durée (39 minutes). 



Outre ses ressemblances formelles, la richesse de la musique de Zappa fait qu’elle conquiert son espace propre, et éclate le cadre étriqué d'une simple parodie. WOIIFTM dépasse en effet la seule référence aux Beatles, et peut être décrit comme un pot-pourri dans lequel on trouve, entre autre, des influences de Purcell, de Grateful Dead, de chansons des années quarante, de musique électro acoustique, le tout touillé sur un rythme superbe, typiquement zappaïen, digne de la spirale qui emporte tout. Toutes les voix, quant à elle, sont comme gonflées à l'hélium (imaginez Tom & Jerry se racontant des insanités), de même la vitesse des instruments étant le plus souvent manipulée, ceux-ci en deviennent parfois méconnaissables. Zappa reste un maître comme producteur. Sur ce point, il prend le contre pied de l'utilisation des nouvelles technologies opérée par les Beatles qui, comme on le sait, sont considérés comme étant les premiers à user du studio comme d’un instrument à part entière. A leur sophistication raffinée, Zappa oppose le monstrueux, le ridicule, le cheap; il rabat l'univers psychédélique sur le trivial, le matériel, le bouffon. Des bruits de pets, de rôts ou de ronflements font office d' "interludes"; Jimmy Carl Black, l' "indian of the group", explique qu'il adore mélanger des vins différents pour les déguster ensemble. 




Le clou du spectacle, Harry You're A Beast, décrit une scène de ménage entre Harry et Madge, un vieux coupe d’américains. Lorsque Madge entre en scène, incarnant l’"American womanhoood", des grognements porcins accompagnés de clochettes viennent commenter son allure. Madge ne veut pas coucher mais Harry, son mari, n’en peut plus d’attendre. Lors du coït forcé, Madge panique: “Ne jouis pas en moi! Ne jouis pas en moi!” Cette partie fût censurée et passée à l'envers (Zappa s’en apercevra a posteriori seulement). Chose amusante, l’effet de cette censure a un aspect clairement psychédélique, à la façon des voix inversées d’Hendrix au debut d’Electric Ladyland. La censure, finalement, renforce le propos de Zappa plus qu’elle ne le trahit: le psychédélisme est une instrumentalisation, un écran de fumée. La censure a pris des allures psychédéliques!  




Zappa crée avec ce disque le rock au second degré. Il ne s’agit plus, comme avec les Beatles, d’un groupe qui va créer sa propre mythologie (comme le fera par la suite Bowie avec Ziggy Stardust, mais aussi les Residents etc.), mais d’une musique qui va mettre en scène les musiciens dans leur réalité sociale concrète. A deux reprises on peut entendre Eric Clapton, star du blues anglais, non pas jouer de la guitare, mais PARLER. C'est d’ailleurs lui qui ouvre le bal en demandant à une nana hilare si elle est complexée (Are You Hung Up?) D'entrée on imagine l'intimité d'une star de rock qui émoustille une groupie déjà toute mouillée backstage. Clapton revient encore, cette fois au beau milieu d'une pièce électro-acoustique, en imitant ses fans: "God! It's God! I see GOD!". Zappa, en anthropologue amateur, met en scène Clapton, non pas en tant que guitariste, mais d’un point de vue sociologique en tant que rock star! C’est une première dans l’histoire de la musique populaire. Une telle logique auto-réflexive ne s’arrête pas là, car l'ingénieur du son, Gary Kellgren, participe lui aussi à la fête. Il coupe à sa guise la musique pour se plaindre de son métier, dire qu'il en marre de bosser pour "ces groupes merdiques que sont les Mothers of Invention et le Velvet Underground". Kellgren dû en effet “travailler” sur le second álbum des Velvet, White Light/ White Heat, dont on sait que le mixage consista à pousser tous les potards à fond, véritable enfer nihiliste pour tout ingénieur qui se respecte! Du concert fictif du Sergent Poivre, Zappa met en scène le mixage même du disque, avec ses acteurs, généralement invisibles, tel Kellgren (son visage remplace le portrait du Sergent Poivre figurant à l’origine sur le badge des images à découper de Sgt Pepper (voir ci-dessous)). Mais le rôle de Kellgren ne s’en tient pas à sa seule profession, et se transforme en entité maléfique qui, dans un écho sombre digne des séries Z, prévoit d'effacer toutes les bandes de Zappa depuis sa salle de contrôle. On se vautre ainsi dans un scénario de pacoltille, un "nanard-pop" pourrait-on dire.


En intégrant ces voix, toutes ces perturbations du flux sonores, Zappa brise l'illusion d'écouter un groupe en direct alors qu’il ne s’agit que qu'un diamant, d'un disque et d’un ampli. Il ira plus loin encore dans cette logique, allant jusqu’à virtuellement faire déraper le diamant. Dans la même veine, la majeure partie des voix sont comment passées en 45 tours, et l’on se demande s'il n'y a pas eu des erreurs au pressage lorsque la musique est sans cesse coupée par toutes sortes de bruits ou des discussions comme prises à la volée. Peut-être si l’on se trouve dans une autre pièce, ou si l’on écoute le disque pour la première fois, pourra t-on croire que notre platine rencontre un souci technique (dérapage effectif du diamant, mauvaise vitesse de la platine, erreur de pressage), mais ce qu’a cherché Zappa, c’est une intégration, dans la musique elle-même, de l’espace-temps même de l’écoute, de sa mise en scène. C’est là qu’on constate que le contrôle, si important pour lui, n’est pas tyrannique, mais au contraire insuffle dans tous les aspects d’un médium, toutes ses étapes, de la poésie, de l’imprévu, et surtout, de l’humour.  Et cerise sur le gâteau : Zappa passe un disque dans le disque! Un enregistrement de surf music interprétée par un groupe que Zappa a produit dans le passé lorsqu’il tenait le Studio Z. Ainsi, pour la première fois peut-être de l’histoire du disque, on peut entendre un disque de rock dans un disque de rock. Zappa est ici un précurseur genial de toute une tradition musicale: le sampling.  


La fin est moins drôle est a pour nom :THE CHROME PLATED MEGAPHONE OF DESTINY; une pièce à faire passer le crescendo orchestral d'A day in the life pour un jingle de bouillie Blédina. Merzbow, le maitre nippon de la noise, amateur de bondage, évoque cette composition comme une  de ses inspirations musicales majeures. Comment la décrire sinon comme une longue suite de clusters sur des pianos désaccordés? d'instruments à vent asthmatiques, plaintifs, malsains? de bruits de batailles d'animaux passés en accélérées? de claquement de peau? de rires de bourreaux, hystériques, sinistres, qui charcutent on ne sait quoi? C'est toute la mauvaise conscience des Etats-Unis qui est détaillée au peigne fin. Une atmosphère oppressante, le pendant Dada de The Torture Never Stops, l'œil du cyclone de l'album dans lequel tout fini avalé dans un cauchemar. Cette chute finale a un sujet : les camps de concentration aux Etats-Unis, construit lors de la seconde guerre mondiale pour les japonais, mais destinés aux hippies si le délire collectif en venait à dépasser les bornes. Zappa donne une consigne. Il est IMPERATIF de lire La Colonie Pénitentiaire de Kafka avant d'entendre la dernière pièce. Pourquoi ? Il assure qu'à l'instar de la machine de torture décrite par l'écrivain, lorsque la musique prend fin avec le dernier grand accord de piano qui s'éteint dans le vide, le crime de l'auditeur sera gravé dans son dos. Bien entendu l'album sera lui-même charcuté de tous les bouts par la censure. Le disque incarne lui-même l’accusation dont il veut nous avertir. Ce disque est héroïque! 


John Raby

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