Dans son autobiographie, Zappa explique que composer revient à faire
sa tambouille. La partition fait office de recette tandis que l'œuvre jouée est
le repas. S'il faut vraiment être mauvais pour louper une omelette, en revanche,
dès que la cuisine se fait art, il faut une équipe d'experts pour que la sauce prenne. Il en est ainsi
des pièces orchestrales de Zappa. Elles sont " très très difficiles " comme le dit Kent Nagano, lui qui
avait la difficile tâche de diriger certaines de ces œuvres en 1983. C'est
cette exigence, ce besoin de précision, de perfection, qui a amené Zappa vers Boulez. C'est ce qui sera aussi le
plus grand de ces échecs: un plat raté.
Zappa connaît la musique de Boulez depuis longtemps. En 1967, il présentait Le Marteau Sans Maître comme un de ses disques
de chevet. C'est en 1981 que Zappa envoie quelques
partitions à l'IRCAM, à l'époque dirigé par Boulez. Mais ce dernier expliqua qu'il ne pouvait jouer les pièces de Zappa, n'ayant pas
d'orchestre symphonique à sa disposition. Il lui commanda en retour une pièce
sur mesure pour son orchestre, l'Ensemble Intercontemporain. C'est ainsi que Zappa composera The Perfect Stranger. Cette pièce, comme presque toujours chez Zappa, raconte une histoire. Comme il l'écrit en
1969 pour Hot Rats, sa musique reste " un film pour les oreilles ". Toute son œuvre peut être prise
comme une seule histoire folle et tragique, peuplée de merveilleux personnages
comme le savant fou Uncle Meat, Billy la montagne vivante, Greggery Peccary le
cochon inventeur du calendrier, l'empereur mélomane Cletus Awreetus Awrightus,
le toutou philosophe Fido. Fidèle à cet amour du récit surréaliste, The Perfect Stranger
raconte la visite d'un représentant de commerce qui fait du porte à porte.
L'article qu'il propose est un peu spécial, un aspirateur
"gypsy-mutant", Inspiré peut-être du son monstrueux obtenu par Ian
Underwood en branchant son saxo sur une wah-wah sur Chunga's Revenge (1971), Calvin Schenkel représenta cet aspirateur
fabuleux faisant amoureusement virevolter quelques castagnettes dans l'air du
soir, perdu dans la forêt. Mais ça c'était du temps où le rêve dada des Mothers
était encore vivace. En 1984 l'aspirateur ne chante plus. Il est à vendre,
vulgaire article ordinaire destiné à satisfaire la ménagère lambda.
La pièce The Perfect Stranger commence par un coup de
sonnette, une tierce majeure précise Zappa. Un air atonal, mou et soupçonneux
s'ensuit et l'on imagine sans mal la vieille mégère s'inquiéter du motif de cet
imprévu. Un solo mièvre de violon lui répond : le baratin du vendeur qui
cherche à s'introduire dans la demeure pour fourguer sa camelote. Que ce soit avec un combo rock ou un
orchestre de musique dite " sérieuse ", Zappa est aussi
proche des jeux de tensions dynamiques de Varèse, de l'utilisation délirante de
styles de Stravinsky que de l'humour de Carl Starling, le musicien attitré de
Tex Avery. L'orchestre incarne ainsi le dialogue entre deux registres
langagiers : le vendeur et la femme au foyer.
Or, pour la première (et la dernière) fois avec Zappa, la musique n'est à la hauteur de
l'histoire... Zappa écrit bien sur le livret que le vendeur s'empare de sa
cliente pour se la taper à même le sol, que l'aspirateur Gypsy-mutant laisse
ensuite apparaître son tube depuis la fenêtre de la cuisine, que le vendeur
démonte la machine pour étaler ses organes sur le sol et dévoiler à la ménagère
la qualité exceptionnelle de l'objet, bref que tout déraille comme toujours, The
Perfect Stranger aurait pu être un superbe dessin-animé musical, à l'instar
de Greggery Peccary ou The Grand Wazoo, mais la direction de Boulez est une
catastrophe justement parce qu'elle est mécanique. L'orchestration est terne,
sans relief, ennuyeuse, et on a du mal à comprendre ce qui se passe. Sur l'album, deux anciennes pièces sont également
exécutées avec cette même froideur intellectuelle : Dupree's Paradise, et Naval Aviation
In Art ?. Cette dernière supporte mieux le traitement infligé, puisqu'elle est censée, en amont, être d'un macabre évident.
Boulez n'a pas compris la musique de Zappa comme Zappa s'est entiché de Boulez pour de mauvaises raisons.
Boulez, cela se devine sans mal, n'entend rien à l'humour sonore; lui qui déteste d'ailleurs l'orchestration de L'Histoire du Soldat de Stravinsky, oeuvre vénérée par Zappa justement pour son humour instrumental. Quant aux musiciens : le violoniste sait-il qu'il incarne le baratin
d'un vendeur minable qui fait du porte à porte ? L'Ensemble
Intercontemporain n'est pas composé d'acteurs mais de musiciens sérieux! On
ne joue pas comme on joue un rôle (les Mothers of Invention manquent), s'il lisent de
petits ronds sur des lignes, ils ne devinent pas l'aspirateur magique qui en est la substance. C'est comme si on
figeait Woody Woodpecker dans une grille de Mondrian. Heureusement, l'Ensemble Modern, en 1992, insufflera une vie propre au théâtre dada dans la musique de Zappa. Peut-on imaginer Boulez cautionner Welcome to the United States? Pourtant, dans son autobiographie, Zappa démentira la réputation d'homme mortellement sérieux qui colle à Boulez, allant jusqu'à le décrire comme un personnage de dessin animé. Il prend aussi plaisir à mentionner le museau vinaigrette que Boulez commanda alors qu'ils mangeaient ensemble au restaurant (un plat proprement dadaïste et répugnant pour tout américain
habitué au beurre de cacahuète comme l'était Zappa). Cette réflexion, aussi
anecdotique qu'elle puisse paraître, est révélatrice : Zappa est bien plus
proche de l'ouverture Fluxus que des tenants de la musique sérielle. Tout peut
lui inspirer une composition, tout peut être musique, surtout les détails
absurdes qui trouent le quotidien. Une chanson merveilleuse de plus de dix minutes auraient pu décrire ce fameux museau recouvert de sauce verte translucide. La musique, pour Zappa, n'est pas un monde fermé sur sa propre logique. La musique est le monde lui-même. En cela, Zappa est plus proche de John Cage, dont il apprécie d'ailleurs les idées sans toutefois aller jusqu'à la mort de l'auteur par l'intermédiaire du hasard.
Si Zappa est si différent de l'esprit boulezien, comment, en retour, expliquer l'intérêt de Boulez pour le travail de Zappa ? Boulez s'est toujours montré extrêmement laconique sur cette question, se contentant de raconter sa
rencontré avec Zappa sans entrer dans un commentaire de sa musique. On pourrait
supposer que Boulez s’est montré séduit
par la rigueur, la précision et la complexité de cette musique, sorte de
mélange curieux de Varèse, de Berg et Stravinsky. Seul un américain sait s'emparer avec tant d'irrévérence feinte, de l'héritage européen. Peut-être est-ce cette
aisance à dealer avec l'Histoire qui l'a bluffé. Mais cela ne suffirait pas à satisfaire le formaliste qu'est Boulez, lui qui, justement, déteste le
souvenir, l'histoire, lui qui a une foi inébranlable en un progrès musical presque hégélien. On pourrait alors supposer qu'il s'est montré intrigué par les capacités musicales hors normes d'un musicien rock qui n'est jamais allé au conservatoire. En tout cas, il est impossible d'avoir un avis arrêté sur cette question. Toujours est-il qu'à défaut d'âme, d'humour, même la fameuse objectivité horlogère de
Boulez n'a pas été au rendez vous pour ce disque! Le 1er septembre 1984, The Perfect
Stranger est joué par l'Ensemble Intercontemporain au Théâtre de la Ville à
Paris. Frank Zappa décrit cette soirée comme l'une des pires de son existence.
Boulez a du littéralement le tirer de son siège pour l'amener sur la scène
faire révérence au public. " Ils
n'avaient pas assez répété " expliquera plus tard Zappa.
Heureusement, aux côtés de ces pièces orchestrales, le disque présente quatre compositions au
Synclavier. Le Synclavier est le premier synthétiseur
numérique assisté par ordinateur dont Zappa fut l'un des premiers acquéreurs en
1982. Il l'utilisera de plus en plus, à mesure que l'écœurement des tournées le
convaincra de s'isoler. Love Story, Girl in The Magnesium Dress, Outside Now Again et Jonestown furent réalisés entre février
et avril 1984. Girl in The Magnesium Dress est d'une complexité effarante, rejoignant les pièces pour piano
impossible à jouer de Conlon Nancarrow, une inspiration revendiquée par Zappa. Si Zappa a toujours aimé écrire des pages noires de notes (la bien nommée Black Page), avec l'exactitude de la
machine, cette tendance s'intensifie encore. Pourtant en 1992, l'Ensemble
Modern parviendra à interpréter cette pièce inhumaine avec brio dans The Yellow Shark. Or, cette réussite a posteriori rend en retour caduque
la version électronique de 84. Au pire on dirait une chouette démo. Love Story est une petite pièce
(cinquante secondes) toute en dissonances censée raconter le coït de vieux
Républicains en train de faire du breakdance. Moins anecdotique, Outside Now Again est la programmation
d'un solo de guitare à l'origine joué sur Outside
Now version Joe's Garage (1979). Le lyrisme de l'original laisse
place ici à un univers sonore sans vie. La mélancolie est comme écrasée sous
son propre poids. Une pièce triste à mourir qui inspira cette scène à son
auteur : "Des gens
déguisés en bailleurs de fonds du Ministère de la Culture distribuent la soupe
populaire à une troupe qui fait la queue. " La mélancolie cède à
l'horreur avec Jonestown, inspiré du
suicide collectif de Jonestown, en Guyane. Plus de neuf cent membres de la
secte (dont trois cent enfants) du " Temple du Peuple " ont
bu du cyanure de potassium. Sur des nappes de synthétiseurs dissonantes, des
bruits agressifs redonnent vie à la distribution de la boisson mortelle. Pour
ceux qui n'aurait pas pigé la référence, Zappa écrit : " Un homme se prétendant envoyé de Dieu frappe
sur une bassine contenant la boisson de la communauté à l'aide d'un crâne
d'enfant tout en marmonnant dans sa barbe :"Venez chercher!" ".
Avec le temps, l'oeuvre de Zappa devient une
méditation désespérée sur notre condition d'imbéciles. Plongé dans la paranoïa et
la bêtise aiguë des années quatre-vingt, l'espoir dada d'une absurdité
alternative comme ont pu l'incarner les Mothers est passée à trépas. Ne reste plus que l'absurdité de la bêtise
elle-même, que Zappa a le courage de décrire dans toute sa cruelle réalité,
enfermé qu'il est dans son sous-sol, comme dans un bunker.
John Raby
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