mardi 26 mars 2013

Frank Zappa, "Boulez Conducts Zappa: The Perfect Stranger" (1984)



Dans son autobiographie, Zappa explique que composer revient à faire sa tambouille. La partition fait office de recette tandis que l'œuvre jouée est le repas. S'il faut vraiment être mauvais pour louper une omelette, en revanche, dès que la cuisine se fait art, il faut une équipe d'experts pour que la sauce prenne. Il en est ainsi des pièces orchestrales de Zappa. Elles sont " très très difficiles " comme le dit Kent Nagano, lui qui avait la difficile tâche de diriger certaines de ces œuvres en 1983. C'est cette exigence, ce besoin de précision, de perfection, qui a amené Zappa vers Boulez. C'est ce qui sera aussi le plus grand de ces échecs: un plat raté.

Zappa connaît la musique de Boulez depuis longtemps. En 1967, il présentait Le Marteau Sans Maître comme un de ses disques de chevet. C'est en 1981 que Zappa envoie quelques partitions à l'IRCAM, à l'époque dirigé par Boulez. Mais ce dernier expliqua qu'il ne pouvait jouer les pièces de Zappa, n'ayant pas d'orchestre symphonique à sa disposition. Il lui commanda en retour une pièce sur mesure pour son orchestre, l'Ensemble Intercontemporain. C'est ainsi que Zappa composera The Perfect Stranger. Cette pièce, comme presque toujours chez Zappa, raconte une histoire. Comme il l'écrit en 1969 pour Hot Rats, sa musique reste " un film pour les oreilles ". Toute son œuvre peut être prise comme une seule histoire folle et tragique, peuplée de merveilleux personnages comme le savant fou Uncle Meat, Billy la montagne vivante, Greggery Peccary le cochon inventeur du calendrier, l'empereur mélomane Cletus Awreetus Awrightus, le toutou philosophe Fido. Fidèle à cet amour du récit surréaliste, The Perfect Stranger raconte la visite d'un représentant de commerce qui fait du porte à porte. L'article qu'il propose est un peu spécial, un aspirateur "gypsy-mutant", Inspiré peut-être du son monstrueux obtenu par Ian Underwood en branchant son saxo sur une wah-wah sur Chunga's Revenge (1971), Calvin Schenkel représenta cet aspirateur fabuleux faisant amoureusement virevolter quelques castagnettes dans l'air du soir, perdu dans la forêt. Mais ça c'était du temps où le rêve dada des Mothers était encore vivace. En 1984 l'aspirateur ne chante plus. Il est à vendre, vulgaire article ordinaire destiné à satisfaire la ménagère lambda.


La pièce The Perfect Stranger commence par un coup de sonnette, une tierce majeure précise Zappa. Un air atonal, mou et soupçonneux s'ensuit et l'on imagine sans mal la vieille mégère s'inquiéter du motif de cet imprévu. Un solo mièvre de violon lui répond : le baratin du vendeur qui cherche à s'introduire dans la demeure pour fourguer sa camelote. Que ce soit avec un combo rock ou un orchestre de musique dite " sérieuse ", Zappa est aussi proche des jeux de tensions dynamiques de Varèse, de l'utilisation délirante de styles de Stravinsky que de l'humour de Carl Starling, le musicien attitré de Tex Avery. L'orchestre incarne ainsi le dialogue entre deux registres langagiers : le vendeur et la femme au foyer.
Or, pour la première (et la dernière) fois avec Zappa, la musique n'est à la hauteur de l'histoire... Zappa écrit bien sur le livret que le vendeur s'empare de sa cliente pour se la taper à même le sol, que l'aspirateur Gypsy-mutant laisse ensuite apparaître son tube depuis la fenêtre de la cuisine, que le vendeur démonte la machine pour étaler ses organes sur le sol et dévoiler à la ménagère la qualité exceptionnelle de l'objet, bref que tout déraille comme toujours, The Perfect Stranger aurait pu être un superbe dessin-animé musical, à l'instar de Greggery Peccary ou The Grand Wazoo, mais la direction de Boulez est une catastrophe justement parce qu'elle est mécanique. L'orchestration est terne, sans relief, ennuyeuse, et on a du mal à comprendre ce qui se passe. Sur l'album, deux anciennes pièces sont également exécutées avec cette même froideur intellectuelle : Dupree's Paradise, et Naval Aviation In Art ?. Cette dernière supporte mieux le traitement infligé, puisqu'elle est censée, en amont, être d'un macabre évident. 


Boulez n'a pas compris la musique de Zappa comme Zappa s'est entiché de Boulez pour de mauvaises raisons. Boulez, cela se devine sans mal, n'entend rien à l'humour sonore; lui qui déteste d'ailleurs l'orchestration de L'Histoire du Soldat de Stravinsky, oeuvre vénérée par Zappa justement pour son humour instrumental. Quant aux musiciens : le violoniste sait-il qu'il incarne le baratin d'un vendeur minable qui fait du porte à porte ? L'Ensemble Intercontemporain n'est pas composé d'acteurs mais de musiciens sérieux! On ne joue pas comme on joue un rôle (les Mothers of Invention manquent), s'il lisent de petits ronds sur des lignes, ils ne devinent pas l'aspirateur magique qui en est la substance. C'est comme si on figeait Woody Woodpecker dans une grille de Mondrian. Heureusement, l'Ensemble Modern, en 1992, insufflera une vie propre au théâtre dada dans la musique de Zappa. Peut-on imaginer Boulez cautionner Welcome to the United States? Pourtant, dans son autobiographie, Zappa démentira la réputation d'homme mortellement sérieux qui colle à Boulez, allant jusqu'à le décrire comme un personnage de dessin animé. Il prend aussi plaisir à mentionner le museau vinaigrette que Boulez commanda alors qu'ils mangeaient ensemble au restaurant (un plat proprement dadaïste et répugnant pour tout américain habitué au beurre de cacahuète comme l'était Zappa). Cette réflexion, aussi anecdotique qu'elle puisse paraître, est révélatrice : Zappa est bien plus proche de l'ouverture Fluxus que des tenants de la musique sérielle. Tout peut lui inspirer une composition, tout peut être musique, surtout les détails absurdes qui trouent le quotidien. Une chanson merveilleuse de plus de dix minutes auraient pu décrire ce fameux museau recouvert de sauce verte translucide. La musique, pour Zappa, n'est pas un monde fermé sur sa propre logique. La musique est le monde lui-même. En cela, Zappa est plus proche de John Cage, dont il apprécie d'ailleurs les idées sans toutefois aller jusqu'à la mort de l'auteur par l'intermédiaire du hasard. 

Si Zappa est si différent de l'esprit boulezien, comment, en retour, expliquer l'intérêt de Boulez pour le travail de Zappa ? Boulez s'est toujours montré extrêmement laconique sur cette question, se contentant de raconter sa rencontré avec Zappa sans entrer dans un commentaire de sa musique. On pourrait supposer  que Boulez s’est montré séduit par la rigueur, la précision et la complexité de cette musique, sorte de mélange curieux de Varèse, de Berg et Stravinsky. Seul un américain sait s'emparer avec tant d'irrévérence feinte, de l'héritage européen. Peut-être est-ce cette aisance à dealer avec l'Histoire qui l'a bluffé. Mais cela ne suffirait pas à satisfaire le formaliste qu'est Boulez, lui qui, justement, déteste le souvenir, l'histoire, lui qui a une foi inébranlable en un progrès musical presque hégélien. On pourrait alors supposer qu'il s'est montré intrigué par les capacités musicales hors normes d'un musicien rock qui n'est jamais allé au conservatoire. En tout cas, il est impossible d'avoir un avis arrêté sur cette question. Toujours est-il qu'à défaut d'âme, d'humour, même la fameuse objectivité horlogère de Boulez n'a pas été au rendez vous pour ce disque! Le 1er septembre 1984, The Perfect Stranger est joué par l'Ensemble Intercontemporain au Théâtre de la Ville à Paris. Frank Zappa décrit cette soirée comme l'une des pires de son existence. Boulez a du littéralement le tirer de son siège pour l'amener sur la scène faire révérence au public. " Ils n'avaient pas assez répété " expliquera plus tard Zappa.


Heureusement, aux côtés de ces pièces orchestrales, le disque présente quatre compositions au Synclavier. Le Synclavier est le premier synthétiseur numérique assisté par ordinateur dont Zappa fut l'un des premiers acquéreurs en 1982. Il l'utilisera de plus en plus, à mesure que l'écœurement des tournées le convaincra de s'isoler. Love Story, Girl in The Magnesium Dress, Outside Now Again et Jonestown furent réalisés entre février et avril 1984. Girl in The Magnesium Dress est d'une complexité effarante, rejoignant les pièces pour piano impossible à jouer de Conlon Nancarrow, une inspiration revendiquée par Zappa. Si Zappa a toujours aimé écrire des pages noires de notes (la bien nommée Black Page), avec l'exactitude de la machine, cette tendance s'intensifie encore. Pourtant en 1992, l'Ensemble Modern parviendra à interpréter cette pièce inhumaine avec brio dans The Yellow Shark. Or, cette réussite a posteriori rend en retour caduque la version électronique de 84. Au pire on dirait une chouette démo. Love Story est une petite pièce (cinquante secondes) toute en dissonances censée raconter le coït de vieux Républicains en train de faire du breakdance. Moins anecdotique, Outside Now Again est la programmation d'un solo de guitare à l'origine joué sur Outside Now version Joe's Garage (1979). Le lyrisme de l'original laisse place ici à un univers sonore sans vie. La mélancolie est comme écrasée sous son propre poids. Une pièce triste à mourir qui inspira cette scène à son auteur : "Des gens déguisés en bailleurs de fonds du Ministère de la Culture distribuent la soupe populaire à une troupe qui fait la queue. " La mélancolie cède à l'horreur avec Jonestown, inspiré du suicide collectif de Jonestown, en Guyane. Plus de neuf cent membres de la secte (dont trois cent enfants) du " Temple du Peuple " ont bu du cyanure de potassium. Sur des nappes de synthétiseurs dissonantes, des bruits agressifs redonnent vie à la distribution de la boisson mortelle. Pour ceux qui n'aurait pas pigé la référence, Zappa écrit : " Un homme se prétendant envoyé de Dieu frappe sur une bassine contenant la boisson de la communauté à l'aide d'un crâne d'enfant tout en marmonnant dans sa barbe :"Venez chercher!" ".
Avec le temps, l'oeuvre de Zappa devient une méditation désespérée sur notre condition d'imbéciles. Plongé dans la paranoïa et la bêtise aiguë des années quatre-vingt, l'espoir dada d'une absurdité alternative comme ont pu l'incarner les Mothers est passée à trépas. Ne reste plus que l'absurdité de la bêtise elle-même, que Zappa a le courage de décrire dans toute sa cruelle réalité, enfermé qu'il est dans son sous-sol, comme dans un bunker.

John Raby

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