" Car si ta voix, au premier goût, semblera désagréable, elle laissera une fois digérée, une nourriture de vie " (Dante, Paradiso, Chant XVII).
Lumpy Gravy est peut-être l'album le plus compliqué d'un artiste complexe. Un
labyrinthe dont la façade, chaotique, est là pour trier les éventuels initiés des frileux amoureux des champs pré-balisés. Lumpy Gravy est difficile d'approche car c'est un collage au
troisième degré:
- 1er temps: Zappa colle de vieux thèmes pré-composés sur des partitions pour les sessions
d'enregistrement avec un orchestre.
- 2eme temps: Zappa remonte tous les enregistrements de façon plutôt serré pour l'objet
disque.
- 3eme temps: Zappa reprend l'objet disque prêt à être publié en inoculant d'autres
matières qui font enfler le tout.
C'est pourquoi, pour s'y sentir bien, il faut le parcourir, chiner des indices en long, en
large et surtout de travers. Après ces délicieux efforts, Lumpy Gravy
devient un temple où l'on ne manque de rien, car c'est peut-être le disque le plus ouvert sur tout le reste de l'oeuvre, un véritable carrefour, ou plutôt une rive depuis laquelle est lancé un pont gigantesque qui finira sur la rive opposée: Civilization Phaze III. En tout cas, Lumpy Gravy est d'une importance primordiale pour saisir la cohérence du projet zappaïen. C'est pour cette raison que Zappa, lors de multiples interview, n'a cessé de présenter ce disque, mal reçu à sa sortie (Zappa ne le pardonnera d'ailleurs pas au magazine Rolling Stones), comme son préféré, voire comme celui qui domine tous les autres! Il faudra attendre la publication de Joe's Garage et You Are What You Is pour que cette élection soit nuancée.
Les conditions dans lesquelles fût réalisé ce disque méritent d'être évoquées. Alors que lui et sa femme se font expulser de leur appart de Los Angeles,
Zappa se fait aborder par un producteur du nom de Nick Venet (photo ci dessous, à droite du chef d'orchestre Aubin Metha qui dirige à cette époque l'orchestre philharmonique de Los Angeles, et qui travaillera de nouveau avec Zappa en 1975, notamment sur le projet Greggery Pecary). Chez Capitol Venet est reconnu comme un jeunot qui a du nez. Pour ainsi dire, on l'aime car il a signé les splendides Beach Boys qui marchent du tonnerre en Californie. Ce petit malin
propose à Zappa une aubaine: enregistrer sans ses Mothers un disque de musique
orchestrale. Illico presto Zappa
prend une chambre d'hôtel et noircit des portées du matin au soir. A l'aube, un homme
vient prendre les pages terminées. C'est que les conditions sont plutôt
stretch: Zappa a seulement onze jours pour pondre un ballet. Onze jours non pas pour
composer mais pour réorchestrer d'anciennes choses. Pas fou le freak. Il
colmate ensemble des musiques composées jadis pour des films, des trucs du
Studio Z, de la vieille matière pour faire une bonne soupe. Lumpy Gravy est avant tout un travail de bricolage.
Onze jours plus tard, Zappa est prêt dans les studios d'Hollywood. Il
rebaptise un groupe d'une quarantaines de musiciens: "Désormais, les gars, vous serez les Abnuceals Emuukha Electric Symphony
Orchestra ok?" Mais ce délire cache un freak qui rame sec. Sa musique
est difficile et les musiciens transpirent un poil (Zappa a pris soin de
laisser dans Lumpy Gravy un extrait
dans lequel on peut entendre un zicos soupirer: "Je ne sais pas si je vais pouvoir rejouer un truc pareil").
Quant à l'ingénieur du son, il n'a jamais enregistré d'orchestre! Zappa tente
des choses, peut-être pour y voir clair lui aussi. Résultat: Zappa jettera beaucoup (on peut s'en rendre compte grâce au coffret Lumpy Money qui restitue des sessions d'enregistrements jusqu'alors inédites). Le collage a posteriori est là pour tenter de
donner une cohérence à ce qui n'a pas réussi à en avoir sur le moment. Au bout
du compte, il ne reste que vingt minutes de musique. Mais c'est là que le Destin cogne à la porte. Alors que Capitol se prépare à
publier la “chose”, MGM n'est pas content: "Zappa est notre poulain. On a publié Freak Out!. Pas vous! C'est notre
chanteur, notre guitariste. Vous allez le payer." C'est que Zappa pensait
pouvoir passer entre les mailles du contrat signé avec MGM en tant que
chanteur-interpréte puisqu'il avait signé avec Capitol pour enregistrer Lumpy Gravy en tant que chef d'orchestre
et compositeur. Contrairement à Freak Out! et Absolutely Free, tout deux publié chez MGM, Zappa ne joue ni ne chante sur Lumpy Gravy, il remue juste une baguette.
Mais tout ça est un peu trop subtil pour MGM qui montre les crocs et monte au
créneau. On en veut à sa pâté! Capitol baisse la queue et vend finalement les
bandes à sa rivale et perdra beaucoup d'argent. Mieux vaut dealer avec les Beach Boys!
Mais pendant ces chamailleries d'hommes d'affaire, Zappa est déjà de l'autre
côté du continent, dans le quartier new-yorkais de Varèse: Greenwich Village.
Au Garrick theater, les Mothers pètent les plombs chaque soir dans des
happenings qui consiste, entre autre, à recouvrir les premiers rangs du public de crème fouettée, la dite crème étant éjectée de l'anus d'une girafe en peluche. Mais la journée, les Mothers enregistre, entre autre, un album qui se veut une critique acide et géniale du délire hippie: We're Only In It
For The Money. Pris dans cette émulation, Zappa en profite pour récupérer un
vieux truc, c'est-à-dire Lumpy Gravy, qui doit
être finalement republié par la maison mère MGM. Docteur Frank va donc booster ce
petit projet à l’origine un peu faiblard, en y insérant d'anciens enregistrements: ceux du Studio Z (The
Way I See It Barry, Take Your Clothes
Off When You Dance...), de récentes manipulations sur bandes, un bœuf des
Mothers (Another Pick-Up), de vieux
microsillons passés en accéléré (It's
From Kansas) mais surtout des gens qui causent - plein de gens qui
causent... La genèse de ces gens qui causent est simple. Un jour, Zappa s'ennuie et traîne dans le studio. Il s'aperçoit alors que les paroles qu'il profère font
vibrer les cordes d'un superbe piano Steinway planté là. Il mobilise alors tout
ce qui respire (les Mothers, les fidèles du Garrick, la cousine du gardien du
studio, des adolescentes groupies...) pour les faire parler dans ce piano, la
tête recouverte d'un grand drap, plongée dans l'obscurité. Un sac de sable est
posé sur la pédale du piano afin d'optimiser la résonance des cordes, excitées par les harmoniques des voix humaines. Zappa encourage ses acteurs improvisés à échanger sur toutes sortes de sujet. Souvent, Zappa dirige depuis
la régie en soumettant des thèmes bizarroïdes comme les cochons, les poneys, les
kangourous, la bière, une certaine Grande Note... Le tout relevant d'un absurde parfois
inquiétant (Beckett? Burroughs?). Et c'est ainsi que s'accumulent des heures et
des heures de parlottes que Zappa va ciseler pour n'en garder que le meilleur et
l'insérer dans son Lumpy Gravy en mal de consistance.
Au dos de la pochette de Lumpy Gravy (image ci-dessus),
Zappa grimace une bulle de BD qui demande: "Est-ce la face 2 de We're Only
In It For The Money?" Sur We're
Only In It For The Money, on lit un même phylactère qui demande s'il ne
s'agit pas première face de Lumpy Gravy...
Serait-ce un seul disque en vérité? Plusieurs indices encouragent à le penser... Sur les deux pochettes on retrouve le même t-shirt PIPCO, la même paire de bretelles, le même mannequin féminin
martyrisé par le graphiste zappaïen Calvin Schenkel, ce même Calvin Schenkel
avec le même maillot à rayure, le même Roy Estrada en jupette de travelo, le
titre Lumpy Gravy inscrit sur le
billet de We're Only In It For The Money... toutes ces marques
iconographiques démontrent que les deux disques forment un diptyque. Sur le plan musical, le titre Take
Your Clothes Off est en surf music sur Lumpy
Gravy, en pop à texte sur We're Only In It For The Money. Un extrait
d'une musique, jadis composée pour un vieux faims de série Z (The World Greatest Sinner), est pressée telle quel sur les deux œuvres. Mais cette continuité entre les deux disques n'est qu'une introduction. Car le concept
album centré sur UN album (Sgt Peppers), voire sur deux albums demeure trop étroit pour les vues zappaïennes. Comme
il l'affirmera bien plus tard dans le remarquable documentaire Peefeeyako: "Toute ma musique n'est qu'un grand disque, un seul disque".
Tous les albums doivent n'en former qu'un seul. Pourquoi? Pas seulement pour
nourrir l'égo wagnérien de Zappa (qui est plus que tangible, mais non dénué d'humour!); mais aussi pour
démontrer, nous faire sentir que tout l’univers est une Grande Note: les
cochons, Johnny Cash, nous, le chrome, les Mercedes Benz, le calendrier, les
poneys, Donovan, les haricots verts importés depuis l’Utah, les montagnes, les
aspirateurs, le sirop, les nez – TOUT fait partie d'une seule et même Grande Note. Zappa, comme Pythagore jadis, pense que l’Univers est une musique. Toute
chose étant une vibration, la somme de ces vibrations, que forme l'Univers,
donne une GRANDE NOTE. L’idéal esthétique de Zappa consisterait à faire SENTIR
cette Grande Note, de nous pousser à l’imaginer à partir d’un fragment de vie:
la sienne. En cela, la musique de Zappa reveille la théorie de sublime telle
que l’a écrite Kant, à ceci près que loin d'effrayer, ou de scotcher à son siège comme la musique tellurique de Wagner, Zappa recréer le sublime humoristique, le gigantesque du ridicule. Ainsi, confrontés à une oeuvre gigantesque (le Grand Disque formé par tous les autres, et dont la cohérence demeurera toujours un mystère, une ouverture), notre petite imagination se dépassé, et forcée, par notre raison, à s’étendre à l’infini jusqu’à une Idée: celle du
tout de l’univers - un tout qui ne peut jamais être donné, jamais percu (on en
mourrait, nous dit Borges), mais seulement pensé. Mais c’est une pensée qui nous
émeut précise Kant, car elle "élargit l’âme". Aussi, la musique
de Zappa n’est pas seulement cérébrale (aspect irrévocablement négatif pour
tout fan de rock basique qui se respecte…), ne se veut pas l'illustration d'une Idée simplement abstraite. Elle réveille au contraire des sentiments proches
de l’émerveillement enfantin.
John Raby
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