mardi 26 mars 2013

David Bowie "Station to Station" (1976)




Une limousine noire traverse le désert pour rejoindre Los Angeles. David Bowie, tout de noir vêtu, un chapeau mou de gangster vissé sur la tête, est installé sur le siège arrière, en pleine chaleur. Il regarde le paysage défiler, absorbé par la lumière, gesticulant sur Aretha Franklin dont le rythme fait remuer le menton de la groupie silencieuse assise juste devant lui. Bowie rit, raconte une anecdote, on dirait un jeune garçon amusé. Soudain, coupé dans son élan, il proteste : "There's a fly in my milk !" Il plonge son doigt dans le pack de lait fraichement ouvert. Il prend un air dégouté puis rit, excité comme un adolescent. Il parle, décrit la mouche comme un "corps étranger".


Bowie réside à Los Angeles où règne un calme superficiel. Il chante 1984 d'Orwell en regardant un crâne, s'approprie la Plastic soul pour jouer au nazillon chicos. Le vide peut prendre tous les aspects tant que ça reste vide, et c'est ce que Bowie fait sous influence. Et ça va mal. Très mal. A force de s'évider avec cynisme Bowie traverse la pire période de son existence. Il voit des fantômes partout, ne sort plus de chez lui, pèse très peu, agrandit sa bibliothèque sur le nazisme, se nourrit exclusivement de poivron et de lait et sniffe des bras de cocaïne à longueur de temps. Le monde se réfracte, et Bowie se liquéfie au milieu de nulle part : "Je me souviens que c'était à L.A parce que je l'ai lu" dira t-il bien après. 

Cette dissolution dans l'anonymat se révèle être a posteriori une puissante maturation. Du loupé Diamond Dogs au trop évident Young Americans va se produire la plus belle alchimie de sa carrière : Station to Station, captation d'une métamorphose où le papillon s'envole là où on l'aurait cru presque mort. Dans sa chute interminable, Bowie et ses sinus rédigent leurs mémoires : The Return of the Thin White Duke. "Le Maigre Duc Blanc" est sa nouvelle incarnation (sa dernière devait-il penser). Les cheveux plaqués en arrière, sans maquillage, un costume noir épousant ses formes squelettiques, le Duc sort tout droit de la république de Weimar. Dans une interview accordée au magazine Playboy, il n'hésite pas à comparer Hitler à Mick Jagger, faisant du IIIème Reich, la racine du star system (ci dessous un article qui soupçonne Bowie d'avoir salué le public anglais d'un signe nazi). 


Bowie se tient à distance du monde, vide et inquiétant comme un mauvais rêve. On est loin de la surenchère Ziggy, simple coup de théâtre à paillette sans fond véritable dont il n'arrivait pourtant pas à se débarrasser. Bowie vraisemblablement ne sait plus qui il est. Il étire la distance vis à vis des autres comme de lui-même. Il pousse la dépersonnalisation et s'immerge dans le Duc afin de convertir le vide qui l'envahit en une puissance esthétique. Hors de question de seulement jouer au mime Marceau, il ne s'agit plus d'un jeu mais de survie, la vitre qui le sépare du monde est réelle. Dès lors Bowie va fantasmer une fuite de Los Angeles, cet "endroit de merde (qui) devrait disparaître de la planète". Le raffinement européen, véritable antithèse du baroque qui le suce, va polariser toute sa créativité et construire son personnage qui l'entraîne déjà dans une purge à la sauce expressionniste. Station to Station est la trace de cette mue d'un Bowie étiré entre le vide qui lui vole son souffle (Los Angeles) et une fuite qui l'aspire (l'Allemagne).


L'album commence par le titre Station to Station, chanson éponyme de dix minutes, la plus longue de sa carrière mais aussi la plus complexe. 1er acte. Un bruit lointain de locomotive se fait entendre, le vinyle tourne, fait partie de l'engin qui se rapproche, lentement. Le son est embué de flanger à la manière d'une réminiscence. (Pierre Schaeffer n'est pas au rendez-vous mais Kraftwerk y sera un an plus tard avec Auto-Bahn). Le train se rapproche encore, le phantasme de l'Europe s'incarne et capte notre imaginaire. Carlos Alomar pose quelques sons métalliques de sa Fender, un larsen aigue se dépose sur les rails, un piano de cabaret joue deux notes, la basse une ligne, la batterie claque et c'est l'explosion. 2ème acte. Un funk lent, mécanique, minimal et résolument irrésistible prend le relais. La guitare se décroche en des plaintes grasses et abstraites, le larsen s'intensifie encore et le tout collapse à nouveau. Le Duc entre en scène : "The Returrrrnnnn of the Thin White Duke !". La mécanique reprend sa lancé vers l'Eldorado européen. Le Duc enveloppe la marche d'harmonies vocales inhumaines, rapides et complexes, à la manière d'imprécations. Ce chant n'appartient pas à un être humain mais plutôt à une entité et toute la liberté que cette dernière peut déployer teinte la musique d'une dimension inquiétante, loin du sentiment comme de la morale. Quelques variations enlevées et protéiformes et soudain le rythme s'agite, se double pour se muer en une pulsation digne de Rebel Rebel. Un défilé d'enseignes vulgaires de casino prennent le pas en un revers de médaille proprement époustouflant. Les affres du vide tournoient dans un saut d'humeur qui s'échoue sur un contretemps ouvrant le 3ème acte. La musique s'excite dans tous les sens, les Young Americans vampirisent le groupe, tout est speedé, disco et joyeusement artificiel. Le charleston appuie un swing glamour et le piano enchaîne les arpèges. Le Duc chante avec sarcasme : "It's not side effect of the cocaïne, I'm thinking it must be love". La guitare d'Alomar devenue stonienne irrigue la pulsation d'un solo rock'n'roll bien phallique et pendant quatre minutes la musique tournera en rond et Le Duc répétera ces mêmes paroles ironiques, absurdes, dominées par une excitation où tout est rose sans l'être du tout : "It's Too Late, it's too late to be late again, it's too late..." jusqu'à se demander "Mon visage montre t-il un certain genre de lueur ?"


Bowie avait composé un morceau pour Elvis mais celui-ci le refusa. Son rejet se comprend en écoutant Golden Years, deuxième titre de l'album. Bowie réinterprète le chant du King comme Miles Davis agita le funk de Sly trois ans plus tôt. Toutes les sonorités sont très éloignées les unes des autres ce qui a pour effet d'établir un large spectre sonore liant claquement de doigt, percussions espagnolisantes, melodica sans reverb et guitare funky. C'est dans cette forme sèche de psychédélisme que Bowie intègre l'esthétique du Krautrock. Le Duc chante d'un ton désabusé, presque à la limite du murmure, du souffle d'un fatigué qui ne peut donner plus, peut être à l'image d'Elvis sur la fin. Puis le Maigre Duc Blanc se réveille, envoie un refrain à pleine gorge dans une luxure d'arrangement et de cordes sèches pour venir s'écrouler à nouveau sur le funk médium. Le morceau ne cessera d'hoqueter entre des moments quelque peu blasés, et ces trouées dynamiques d'une beauté sans pareille (la cocaïne doit y être encore pour quelque chose, la mélancolie également). Les Golden Years s'éloignent peu à peu dans une reverb ambiante et Le Duc siffle un air léger. Tout se clos au loin, les souvenirs s'estompent et leurs contours s'irradient dans une lumière pareille. Elvis mourra peu de temps après.
Bowie sur le tournage du film L'Homme qui venait d'ailleurs dans lequel il joue le role d'un extra-terrestre, imprégné du Duc, passe la pire journée de sa vie. Sans doute le contre coup démentiel de tous ses excès non purgés, de ce vide qui le dessine de l'intérieur. Terrifié par l'effondrement qui l'assaille, il compose la ballade Word On a Wing pour se protéger du mal qui le ronge. C'est l'unique composition dans laquelle Bowie fait référence à Dieu (il dit l'avoir composé comme un cantique). D'ailleurs sa voix n'a jamais été aussi hantée. C'est un appel déchirant et même si l'ensemble reste esthétisée, cela reste le thème le plus introspectif de Bowie. La musique est somptueuse, riche en ornements justes. Un rythme flamenco, un piano proche des envolées baroques d' Alladin Sane, une guitare sèche pleine et calme, un orgue en arrière, et un travail sur les voix qui touche la grâce des chants religieux. La musique transporte, s'élève en des passages harmoniques d'une grande richesse afin de conjurer une insupportable mélancolie. Word On A Wing démontre que la mégalomanie peut parfois être une très belle chose lorsque la folie est à sa mesure.


TVC 15 démarre comme une blague. Le Duc y raconte une mésaventure de son ami tout droit sortit de l'hôpital, Iggy Pop, qui aurait vu sa petite amie du moment se faire dévorer par la télévision, sans doute sous l'effet d'un psychotrope costaud. Des guitares criardes envoient un vent de panique et de défonce qui colle l'espace sur nos têtes. Il est délicat de définir le point de vue de Bowie sur la vision de sa mascotte. Soit il est détaché et trouve la situation ironique après que les Stooges aient composé T.V Eye, soit l'angoisse est telle qu'il hésite sur les termes, ne sait comment décrire (en somme lui aussi assista au drame dans un état spécial). De toutes manières Bowie a tant cultivé l'indiscernable qu'il est impossible de capter l'expression exacte de son intervention. Le refrain quant à lui réactive les gros sons de guitare à la Mick Ronson. Un solo de saxo baryton vient adoucir l'électricité dans un discours désabusé genre jazz cool. Encore une fois Bowie à l'art du spectre le plus élastique de la pop musique. Ce qui a commencé comme une blague éclate et nous exalte, étirés que nous sommes en de multiples dimensions simultanées.

Stay est le morceau le plus délibérément funky de Bowie. C'est aussi l'un de ses plus efficaces en terme de séduction. Alomar démarre avec un riff accrocheur et les Young Americans rappliquent mais cette fois en pleine dépression nerveuse. C'est entraînant, ils dansent certainement mais le fond n'est pas vraiment à la danse. C'est de perdition qu'il s'agit et le funk y gagne beaucoup. Carlos Alomar avouera avoir été totalement défoncé sur ce morceau. Il se sera bien amusé rajoutera-t-il. Pour clôturer l'album Le Duc interprète Wild Is the Wind, une chanson reprise par Nina Simone (chanteuse que Bowie admire) en 1964, et composée pour une comédie musicale des années cinquante. L'atmosphère est à la résignation. Guitare sèche, basse discrète, c'est la voix qui est en premier plan. Bowie s'allonge en trémolo, chante soul, à fond. Une douceur qui, suite à l'acidité, à la folie, au désespoir qui noie l'album, permet à l'ensemble de ne pas couler comme un petit ruisseau pleunichard et fou. Station to Station n'est pas un saule pleureur, les branches s'arrêtent à temps, avec élégance.
Cet album est toujours présenté comme la transition entre la Plastic Soul et la période berlinoise. Mais bien plus qu'un album pivot dans l'ombre de Low et Heroes, il reste le plus accompli de Bowie parce que le moins évident. Il possède toute la dynamique et l'informel du germe. La théâtralité s'y confond avec la vie. Il n'y a pas de partis pris mais plutôt des sauts dans le vide, des tentatives nerveuses. Les formes sont jouées comme des cartes dans l'excitation d'un jeu dangereux. Et tout l'égocentrisme que provoque la cocaïne est fait pour parer ses sauts de toute cette précieuse prétention qui fait qu'à l'écoute de ce disque on se sent concerner par le centre du monde. 


John Raby

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