"Je suis le roi des mauvaises vibrations" Ariel Pink
La légende raconte qu'une nuit d'été 2003, Ariel Pink assista à un concert
d'Animal Collective, et parvint, par l'intermédiaire d'un ami commun, à refourguer
un de ses CD-R au groupe vedette. Panda Bear et ses amis en seraient restés la
langue pendante tant la musique présente sur ce disque était bonne. Animal Collective venait tout
juste de mettre sur pied leur propre label, Paw Tracks, et The Doldrums,
à savoir ce CD-R de légende, se retrouvera être le premier disque à être y publié. Pink l'a enregistré en 1999, seul, dans son appartement de Los Angeles avec pour seul matériel une guitare (à trois cordes), un synthé et une table de mixage huit
pistes. Pour les percussions, Ariel colle sa bouche au micro, la saturation
poussée à bloc: il a pris cette habitude car son voisin gueule s'il use de percussions.
Ariel Pink ado avec un t-shirt Iron Maiden |
Ariel Marcus Rosenberg naquit le 24 juin 1978 à
Los Angeles. Comme une acnés prématurée, son inspiration aurait, si on en croit
l'intéressé, commencé à fleurir vers ses dix ans. En 1996, un inventaire de ses
enregistrements comptabiliserait plus de cinq cent chansons réparties sur des
centaines de cassettes (si on fait le calcul, cela revient à une moyenne d’une
chanson enregistrée tous les quinze jours). Pink a tout conservé. Un journaliste décrira son minuscule appartement comme
un foutoir extraordinaire, dans lequel il faut se frayer un passage entre des
montagnes de cassettes. L'inventaire de ce que ces cassettes contiennent est
scrupuleusement noté sur des bouts de papier accrochés au mur. Pink pousse le syndrome de la chambre d'ado comme
"tanière" à l'extrême ("Je
vis dans Charlotte Sometimes" dit-il). L'artiste dada Kurt
Schwitters avait lui aussi converti son espace de vie en œuvre d'art en y
intégrant tout un tas d'objets qui se transformait peu à peu en une structure in progress nommée Merzbau. Chez Pink,
toutes ces montagnes de chansons forment ce qu'il appelle un “Graffiti Hanté”.
L'esthétique de Pink trouve en partie son origine dans une histoire de support et de
business. Avec l'apparition du disque compact au milieu des années quatre-vingt, les maisons de disque en ont
profité pour recycler de vieux trucs sous prétexte d'optimisation de qualité
sonore. "Je suis une victime de
cette consommation pathologique" avoue Pink. Throbbing Gristle,
Cabaret Voltaire, Zappa, The Germs, Can... Ariel Pink absorbe tout, enchaîne
les chocs esthétiques comme on zappe des chaînes, à vitesse folle. En parallèle, il suit la musique de sa génération : "Metallica a changé ma vie. Anthrax a changé
ma vie. Sepultura a changé ma vie. Morbid Angel a changé ma vie. Deicide a
changé ma vie. Jusqu'à ce qu'en 1999 je parte à Mexico et découvre le Death
Rock. The Cure est probablement mon groupe favori de tous les temps"
Il a fallu le Mexique pour que Timothy Leary goûte le Peyotl et se fasse pape
du psychédélisme, il a fallu le Mexique pour qu'Ariel découvre un groupe
britannique qui passait sur MTV. Bienvenue dans les années 80 dont Ariel Pink incarne le prophète en retard.
"Le Rock'n'roll se substituait
réellement au monde même. C'était la promesse de quelque chose." (Pink) Lorsqu'il
enregistre The Doldrums en 1999, il n'a que 21 ans mais tout est déjà
consacré à un âge d'or. Pas celui de la Grèce Antique, de Charlemagne ou
d'Adolf Hitler, mais celui de son adolescence. "La dimension pop dans ma musique est triste parce qu'elle est
nostalgique – c'est le son d'une joie qui n'est plus là." L'appartement de Los Angeles, lieu de son Graffiti Hanté, se trouve à un
pâté de maison de la demeure de son enfance. Good Kids Make Bad Grown Ups, chanson qui ouvre l'album, ironise
sur l'essentielle immaturité de son auteur : "On m'a dit que j'étais un bon garçon. Mais à présent on me considère
comme un idiot parce que je suis resté un bon garçon." Presque toutes les chansons qui composent The Doldrums racontent des amours perdus. Tombé
amoureux du passé, Pink en ait arrivé à éprouver à son égard ce qui n'était que
fadaises de chansons populaires : la nostalgie de l’amour impossible. C'est qu'Ariel, finalement, n'aime que les cadavres. Une fois mortes elles se nimbent
d'une aura, celle du passé, celle que recherche Pink: "Le rouge de ton visage est aussi rouge que
celui de mes doigts" chante t-il dans Strange Fires. Or, aimer les morts n'est pas toujours exaltant. Une
momie se fout de vous, puisqu’elle dort. D’où une frustration essentielle: "Je ne suis qu'un meurtrier qui ne peut rien
tuer." (Strange Fires) Pink
peut toujours attendre Kate, de toutes manière, "il ne lui manquera jamais" (For Kate I Wait). Il peut toujours rêver qu'ils s'aiment, en réalité
"ils flottent à l'écart" (Among Dreams).
Cette incapacité à entrer en contact avec le passé incarné sous la forme de
femmes-chimères, à tout jamais fuyantes, insaisissables, cette incapacité à éprouver le passé
avec la même intensité que lorsqu'il fût présent, deviendra d'autant plus
grande si l’on s’élance, si l’on se tourne vers l'avenir. Grandir, ce serait
oublier, rendre les liens avec le passé plus lâches. C'est pourquoi Pink chante
qu'il vit dans les Doldrums, ces
zones de basses pressions sur l'équateur où la mer y est toujours calme, où
aucune tempête ne vient modifier l'ordre. Il faut demeurer passif, larvaire,
voire régresser. Mais ces Doldrums désignent aussi
les moments de cafard, d'inactivité, de stagnation. La régression a deux faces.
D'une voix ralentie et éteinte, sur deux accords qu'une guitare fausse ressasse
sans élan, Pink entonne, désabusé : "Je
vis avec moi-même aujourd'hui avec à peine quelque chose à dire. Je vis avec
mes problèmes et je ne peur rien y faire. (...) Ca me rend malade d'être si immobile." (The Doldrums).
On reprocherait à ce disque une égocentricité bien superficielle. Ariel Pink s'écouterait chanter et sa musique, peut être, ne serait pas destinée à être
écoutée par un tiers mais bien à stagner dans l'appartement, ou dans la seule
pensée de leur auteur. Mais encore faut-il considérer de quoi est faite cette
égocentricité suintant le romantisme ampoulé. Car Pink est bien trop fin pour
"coller" à ce qu'il compose. De l’humour s’infiltre partout. Car pour promouvoir des artistes du Do It Yourself comme Pink, on colle
généralement l'étiquette de l'AUTHENTICITE. On présente l'artiste enregistrant
nu à 5 heures du mat' dans une ambiance de chaussettes sales pour son seul plaisir. L'art reconnecté
à l'humain, dans sa dimension quotidienne, le Blues version pop. Or Pink est à
l'opposé de cette esthétique : "Ça
donne le sentiment de quelque chose devenu sincère, ce qui est totalement
antithétique avec la sincérité. Dans mon cas, ce que j'ai enregistré est bien
plus flamboyant." Pink s'évertue en effet à imiter les arrangements gothiques de Sister of
Mercy, le glacé calculé des Cure, la distance stylée de Bowie : rien de bien brut,
personnel ou naturel. Avec Gray Sunset,
sorte de Space Oddity désenchanté,
vaporeux, à la structure incertaine, Pink chante : " Je ne peux écarter la lumière de la romance. Devant mon regard, des
souterrains remplis de pierres tombales. Je t'en prie ne soit pas en retard."
Comment ne pas rire de cette emphase poétique bardée de clichés ? Est-ce de la
simple bêtise ? Ou plutôt de la naïveté ?
Personne n'est moins naïf que Pink. Seulement, dans sa nostalgie, il ne se repaît que d'émotions
simulées, mises en scènes, le clip, MTV, Let's
Dance du Bowie au look d’entrepreneur rockabilly... Voilà de quoi se
compose son adolescence. La sincérité n'existait déjà plus. Autant donc dire
qu'elle n'a jamais existé pour Pink. L'influence de Bowie à cet égard irrigue
tout le disque et c'est bien légitime. "Tout le monde savait qu'il (Bowie) était complètement bidon, c'était ça la clé."
Le style Bowie est fondé sur un paradoxe : dans un univers où la sincérité
est devenue chimérique, où revendiquer la franchise ne peut être qu'hypocrisie,
seule la simulation peut-être gage de sincérité. Car si cette simulation crève
les yeux, comme Ziggy Stardust, Alladin Sane ou The Thin Withe Duke crevèrent
les nôtres, une sincérité subtile émerge, en creux, par son absence manifeste.
C'est en cela que Pink peut dire que la prétendue sincérité dans la forme
artistique s'oppose à la sincérité effective. L'unique franchise ne peut être
que celle qui consiste à s'en tenir aux effets. Mieux, à les exalter pour eux
seuls. C'est pourquoi Pink revendique la pornographie comme influence musicale majeure. La
pornographie, selon lui symbolise le médium qui a pris conscience de sa nature.
En quel sens ? Seule la connaissance de ce qu'on manipule rend la simulation
possible, car, comment reproduire ce qu'on ne connaît pas? Reproduire sciemment un effet pour faire croire à une cause absente
(sentiment, plaisir, orgasme) demande une maîtrise ; on ne peut pas plus être
maître de soi et du matériau que lorsqu'on fait du chiqué. Ainsi plus c'est
superficiel, plus c'est conscient. Pink chante comme une actrice porno simule. Mais il
ne simule pas pour nous faire croire, mais pour la beauté de la simulation
elle-même. C'est sur ce point que Pink introduit un dépassement qui lui est propre: il ne produit que des simulacres de
simulacrse, ne mime qu'un mime : Bowie. Simulant ce qui n'étaient déjà que
poses, Pink atteint un nouveau seuil de pureté. Etrange sensation à l'écouter,
comme une vaste impression de déjà entendu qu'on ne saurait réduire à de
simples influences esthétiques. Un peu comme si la nostalgie de Pink transcendait ses
modèles, révélait leur essence. La musique du Graffiti Hanté, ce pourrait être
la pop délivrée de l'histoire, transposées à sa préhistoire, à un niveau de
pureté qu'elle n'a jamais pu atteindre, que seule la nostalgie désabusée permet
de conquérir.
John Raby
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire