mercredi 27 mars 2013

Frank Zappa, "We’re Only in it For the Money" (1968)




Les Beatles ne peuvent plus souffrir les cris utérins de leur fans hystériques et décident donc d’arrêter de donner des concerts et de se consacrer au travail en studio. Malin, Mc Cartney a l’idée de créer pour leur prochain album un groupe fictif donnant un concert fictif. John, Paul, Georges et Ringo revêtent uniformes pop et moustaches, s'entourent de leur harem imaginaire et fondent le Sgt. Peppers Lonely Hearts Club Band. Le disque sort à l’aube du Summer of Love et fait un carton. Malgré ses superbes longs cheveux gras, sa moustache qu'on croirait taillées par Dumas, Zappa n'aime pas les hippies, ces gamins qui aiment juste se défoncer et baiser à même la pelouse, comme leur parents aiment la bière et les matchs de football. Les hippies ne peuvent s'affranchir car ils n'ont pas le sens des réalités. Mais ce n’est même pas une révolution d'après Zappa, juste de l’entertainment à grande échelle. 
Ce sera en partie le décalage avec l'esthétique de Sgt. Peppers qui rendra évident cette prise de position. Le paratexte des Beatles (pochette, photo intérieure, images à découper) fournit une base riche pour produire de multiples décalages grotesques. Zappa va reprendre les innovations plastiques qu'ont inauguré les Beatles pour les faire baisser d’un ton. Le glamour hip de l’artiste chic et pop Peter Blake est revomi dans un collage cheap et dada orchestré par Calvin Schenkel, le fidèle graphiste de Zappa. Les citations prestigieuses de départ que permettait la foule amoureuse des Beatles (Jung, Crowley, Caroll) laissent place à une meute de personnages dont la majeure partie se retrouvent les yeux cachés par une bande noire de censure. On peut toutefois reconnaître des acteurs de série B, le meurtrier de Kennedy, Lyndon Johnson, président des USA qui intensifie la guerre au Viet-Nam, Nostradamus, qui trône au côté d'un sapin de Noël… les divinités indiennes laissent place à un couple de Barbie, le parterre de fleur qui formaient le nom des BEATLES s'est transformé en étalage de légume désignant les MOTHERS. Pour finir, en guise de cerise, les membres du groupe posent, moitié travestis, moitié acteurs de péplum kitsch, histoire de briser l'aura sex-appeal des rock-star du moment (les Stones l’avait fait avant, mais toujours en gardant une touche glamour). Au folklore hippie, Zappa confronte la culture américaine dans ce qu’elle a de plus prosaïque. Inutile de vouloir s'évader, il faut au contraire prendre à pleine main le fumier alentour pour le convertir en or. Les Mothers sont devenus le groupe le plus laid de la planète, et leur musique est salement divine.


Outre les images, Zappa a parodié la structure musicale du concert fictif telle qu’elle est construiste dans Sgt Pepper. Les deux disques ont en commun la reprise d'un même morceau en guise d'ouverture du show et de clôture (toutefois, dans le cas de WOIIFTM, la chanson qui remplit cette fonction, What’s the Ugliest Part of your Body?, n’ouvre par le show, mais sa reprise est un clair pastiche du style vocal de John Lennon); un morceau angoissant pour clôturer (A day in the Life (Beatles), The Chrome Plated Megaphone of Destiny (Zappa)), qui se termine tout deux par un accord de piano. Peut-être est ce un hasard, mais les deux albums ont la même durée (39 minutes). 



Outre ses ressemblances formelles, la richesse de la musique de Zappa fait qu’elle conquiert son espace propre, et éclate le cadre étriqué d'une simple parodie. WOIIFTM dépasse en effet la seule référence aux Beatles, et peut être décrit comme un pot-pourri dans lequel on trouve, entre autre, des influences de Purcell, de Grateful Dead, de chansons des années quarante, de musique électro acoustique, le tout touillé sur un rythme superbe, typiquement zappaïen, digne de la spirale qui emporte tout. Toutes les voix, quant à elle, sont comme gonflées à l'hélium (imaginez Tom & Jerry se racontant des insanités), de même la vitesse des instruments étant le plus souvent manipulée, ceux-ci en deviennent parfois méconnaissables. Zappa reste un maître comme producteur. Sur ce point, il prend le contre pied de l'utilisation des nouvelles technologies opérée par les Beatles qui, comme on le sait, sont considérés comme étant les premiers à user du studio comme d’un instrument à part entière. A leur sophistication raffinée, Zappa oppose le monstrueux, le ridicule, le cheap; il rabat l'univers psychédélique sur le trivial, le matériel, le bouffon. Des bruits de pets, de rôts ou de ronflements font office d' "interludes"; Jimmy Carl Black, l' "indian of the group", explique qu'il adore mélanger des vins différents pour les déguster ensemble. 




Le clou du spectacle, Harry You're A Beast, décrit une scène de ménage entre Harry et Madge, un vieux coupe d’américains. Lorsque Madge entre en scène, incarnant l’"American womanhoood", des grognements porcins accompagnés de clochettes viennent commenter son allure. Madge ne veut pas coucher mais Harry, son mari, n’en peut plus d’attendre. Lors du coït forcé, Madge panique: “Ne jouis pas en moi! Ne jouis pas en moi!” Cette partie fût censurée et passée à l'envers (Zappa s’en apercevra a posteriori seulement). Chose amusante, l’effet de cette censure a un aspect clairement psychédélique, à la façon des voix inversées d’Hendrix au debut d’Electric Ladyland. La censure, finalement, renforce le propos de Zappa plus qu’elle ne le trahit: le psychédélisme est une instrumentalisation, un écran de fumée. La censure a pris des allures psychédéliques!  




Zappa crée avec ce disque le rock au second degré. Il ne s’agit plus, comme avec les Beatles, d’un groupe qui va créer sa propre mythologie (comme le fera par la suite Bowie avec Ziggy Stardust, mais aussi les Residents etc.), mais d’une musique qui va mettre en scène les musiciens dans leur réalité sociale concrète. A deux reprises on peut entendre Eric Clapton, star du blues anglais, non pas jouer de la guitare, mais PARLER. C'est d’ailleurs lui qui ouvre le bal en demandant à une nana hilare si elle est complexée (Are You Hung Up?) D'entrée on imagine l'intimité d'une star de rock qui émoustille une groupie déjà toute mouillée backstage. Clapton revient encore, cette fois au beau milieu d'une pièce électro-acoustique, en imitant ses fans: "God! It's God! I see GOD!". Zappa, en anthropologue amateur, met en scène Clapton, non pas en tant que guitariste, mais d’un point de vue sociologique en tant que rock star! C’est une première dans l’histoire de la musique populaire. Une telle logique auto-réflexive ne s’arrête pas là, car l'ingénieur du son, Gary Kellgren, participe lui aussi à la fête. Il coupe à sa guise la musique pour se plaindre de son métier, dire qu'il en marre de bosser pour "ces groupes merdiques que sont les Mothers of Invention et le Velvet Underground". Kellgren dû en effet “travailler” sur le second álbum des Velvet, White Light/ White Heat, dont on sait que le mixage consista à pousser tous les potards à fond, véritable enfer nihiliste pour tout ingénieur qui se respecte! Du concert fictif du Sergent Poivre, Zappa met en scène le mixage même du disque, avec ses acteurs, généralement invisibles, tel Kellgren (son visage remplace le portrait du Sergent Poivre figurant à l’origine sur le badge des images à découper de Sgt Pepper (voir ci-dessous)). Mais le rôle de Kellgren ne s’en tient pas à sa seule profession, et se transforme en entité maléfique qui, dans un écho sombre digne des séries Z, prévoit d'effacer toutes les bandes de Zappa depuis sa salle de contrôle. On se vautre ainsi dans un scénario de pacoltille, un "nanard-pop" pourrait-on dire.


En intégrant ces voix, toutes ces perturbations du flux sonores, Zappa brise l'illusion d'écouter un groupe en direct alors qu’il ne s’agit que qu'un diamant, d'un disque et d’un ampli. Il ira plus loin encore dans cette logique, allant jusqu’à virtuellement faire déraper le diamant. Dans la même veine, la majeure partie des voix sont comment passées en 45 tours, et l’on se demande s'il n'y a pas eu des erreurs au pressage lorsque la musique est sans cesse coupée par toutes sortes de bruits ou des discussions comme prises à la volée. Peut-être si l’on se trouve dans une autre pièce, ou si l’on écoute le disque pour la première fois, pourra t-on croire que notre platine rencontre un souci technique (dérapage effectif du diamant, mauvaise vitesse de la platine, erreur de pressage), mais ce qu’a cherché Zappa, c’est une intégration, dans la musique elle-même, de l’espace-temps même de l’écoute, de sa mise en scène. C’est là qu’on constate que le contrôle, si important pour lui, n’est pas tyrannique, mais au contraire insuffle dans tous les aspects d’un médium, toutes ses étapes, de la poésie, de l’imprévu, et surtout, de l’humour.  Et cerise sur le gâteau : Zappa passe un disque dans le disque! Un enregistrement de surf music interprétée par un groupe que Zappa a produit dans le passé lorsqu’il tenait le Studio Z. Ainsi, pour la première fois peut-être de l’histoire du disque, on peut entendre un disque de rock dans un disque de rock. Zappa est ici un précurseur genial de toute une tradition musicale: le sampling.  


La fin est moins drôle est a pour nom :THE CHROME PLATED MEGAPHONE OF DESTINY; une pièce à faire passer le crescendo orchestral d'A day in the life pour un jingle de bouillie Blédina. Merzbow, le maitre nippon de la noise, amateur de bondage, évoque cette composition comme une  de ses inspirations musicales majeures. Comment la décrire sinon comme une longue suite de clusters sur des pianos désaccordés? d'instruments à vent asthmatiques, plaintifs, malsains? de bruits de batailles d'animaux passés en accélérées? de claquement de peau? de rires de bourreaux, hystériques, sinistres, qui charcutent on ne sait quoi? C'est toute la mauvaise conscience des Etats-Unis qui est détaillée au peigne fin. Une atmosphère oppressante, le pendant Dada de The Torture Never Stops, l'œil du cyclone de l'album dans lequel tout fini avalé dans un cauchemar. Cette chute finale a un sujet : les camps de concentration aux Etats-Unis, construit lors de la seconde guerre mondiale pour les japonais, mais destinés aux hippies si le délire collectif en venait à dépasser les bornes. Zappa donne une consigne. Il est IMPERATIF de lire La Colonie Pénitentiaire de Kafka avant d'entendre la dernière pièce. Pourquoi ? Il assure qu'à l'instar de la machine de torture décrite par l'écrivain, lorsque la musique prend fin avec le dernier grand accord de piano qui s'éteint dans le vide, le crime de l'auditeur sera gravé dans son dos. Bien entendu l'album sera lui-même charcuté de tous les bouts par la censure. Le disque incarne lui-même l’accusation dont il veut nous avertir. Ce disque est héroïque! 


John Raby

Frank Zappa "Lumpy Gravy" (1968)


Car si ta voix, au premier goût, semblera désagréable, elle laissera une fois digérée, une nourriture de vie " (Dante, Paradiso, Chant XVII).


Lumpy Gravy est peut-être l'album le plus compliqué d'un artiste complexe. Un labyrinthe dont la façade, chaotique, est là pour trier les éventuels initiés des frileux amoureux des champs pré-balisés. Lumpy Gravy est difficile d'approche car c'est un collage au troisième degré:
- 1er temps: Zappa colle de vieux thèmes pré-composés sur des partitions pour les sessions d'enregistrement avec un orchestre.
- 2eme temps: Zappa remonte tous les enregistrements de façon plutôt serré pour l'objet disque.
- 3eme temps: Zappa reprend l'objet disque prêt à être publié en inoculant d'autres matières qui font enfler le tout.
C'est pourquoi, pour s'y sentir bien, il faut le parcourir, chiner des indices en long, en large et surtout de travers. Après ces délicieux efforts, Lumpy Gravy devient un temple où l'on ne manque de rien, car c'est peut-être le disque le plus ouvert sur tout le reste de l'oeuvre, un véritable carrefour, ou plutôt une rive depuis laquelle est lancé un pont gigantesque qui finira sur la rive opposée: Civilization Phaze III. En tout cas, Lumpy Gravy est d'une importance primordiale pour saisir la cohérence du projet zappaïen. C'est pour cette raison que Zappa, lors de multiples interview, n'a cessé de présenter ce disque, mal reçu à sa sortie (Zappa ne le pardonnera d'ailleurs pas au magazine Rolling Stones), comme son préféré, voire comme celui qui domine tous les autres! Il faudra attendre la publication de Joe's Garage et You Are What You Is pour que cette élection soit nuancée. 


Les conditions dans lesquelles fût réalisé ce disque méritent d'être évoquées. Alors que lui et sa femme se font expulser de leur appart de Los Angeles, Zappa se fait aborder par un producteur du nom de Nick Venet (photo ci dessous, à droite du chef d'orchestre Aubin Metha qui dirige à cette époque l'orchestre philharmonique de Los Angeles, et qui travaillera de nouveau avec Zappa en 1975, notamment sur le projet Greggery Pecary). Chez Capitol Venet est reconnu comme un jeunot qui a du nez. Pour ainsi dire, on l'aime car il a signé les splendides Beach Boys qui marchent du tonnerre en Californie. Ce petit malin propose à Zappa une aubaine: enregistrer sans ses Mothers un disque de musique orchestrale. Illico presto Zappa prend une chambre d'hôtel et noircit des portées du matin au soir. A l'aube, un homme vient prendre les pages terminées. C'est que les conditions sont plutôt stretch: Zappa a seulement onze jours pour pondre un ballet. Onze jours non pas pour composer mais pour réorchestrer d'anciennes choses. Pas fou le freak. Il colmate ensemble des musiques composées jadis pour des films, des trucs du Studio Z, de la vieille matière pour faire une bonne soupe. Lumpy Gravy est avant tout un travail de bricolage. 


Onze jours plus tard, Zappa est prêt dans les studios d'Hollywood. Il rebaptise un groupe d'une quarantaines de musiciens: "Désormais, les gars, vous serez les Abnuceals Emuukha Electric Symphony Orchestra ok?" Mais ce délire cache un freak qui rame sec. Sa musique est difficile et les musiciens transpirent un poil (Zappa a pris soin de laisser dans Lumpy Gravy un extrait dans lequel on peut entendre un zicos soupirer: "Je ne sais pas si je vais pouvoir rejouer un truc pareil"). Quant à l'ingénieur du son, il n'a jamais enregistré d'orchestre! Zappa tente des choses, peut-être pour y voir clair lui aussi. Résultat: Zappa jettera beaucoup (on peut s'en rendre compte grâce au coffret Lumpy Money qui restitue des sessions d'enregistrements jusqu'alors inédites). Le collage a posteriori est là pour tenter de donner une cohérence à ce qui n'a pas réussi à en avoir sur le moment. Au bout du compte, il ne reste que vingt minutes de musique. Mais c'est là que le Destin cogne à la porte. Alors que Capitol se prépare à publier la “chose”, MGM n'est pas content: "Zappa est notre poulain. On a publié Freak Out!. Pas vous! C'est notre chanteur, notre guitariste. Vous allez le payer." C'est que Zappa pensait pouvoir passer entre les mailles du contrat signé avec MGM en tant que chanteur-interpréte puisqu'il avait signé avec Capitol pour enregistrer Lumpy Gravy en tant que chef d'orchestre et compositeur. Contrairement à Freak Out! et Absolutely Free, tout deux publié chez MGM, Zappa ne joue ni ne chante sur Lumpy Gravy, il remue juste une baguette. Mais tout ça est un peu trop subtil pour MGM qui montre les crocs et monte au créneau. On en veut à sa pâté! Capitol baisse la queue et vend finalement les bandes à sa rivale et perdra beaucoup d'argent. Mieux vaut dealer avec les Beach Boys! 


Mais pendant ces chamailleries d'hommes d'affaire, Zappa est déjà de l'autre côté du continent, dans le quartier new-yorkais de Varèse: Greenwich Village. Au Garrick theater, les Mothers pètent les plombs chaque soir dans des happenings qui consiste, entre autre, à recouvrir les premiers rangs du public de crème fouettée, la dite crème étant éjectée de l'anus d'une girafe en peluche. Mais la journée, les Mothers enregistre, entre autre, un album qui se veut une critique acide et géniale du délire hippie: We're Only In It For The Money. Pris dans cette émulation, Zappa en profite pour récupérer un vieux truc, c'est-à-dire Lumpy Gravy, qui doit être finalement republié par la maison mère MGM. Docteur Frank va donc booster ce petit projet à l’origine un peu faiblard, en y insérant d'anciens enregistrements: ceux du Studio Z (The Way I See It Barry, Take Your Clothes Off When You Dance...), de récentes manipulations sur bandes, un bœuf des Mothers (Another Pick-Up), de vieux microsillons passés en accéléré (It's From Kansas) mais surtout des gens qui causent - plein de gens qui causent... La genèse de ces gens qui causent est simple. Un jour, Zappa s'ennuie et traîne dans le studio. Il s'aperçoit alors que les paroles qu'il profère font vibrer les cordes d'un superbe piano Steinway planté là. Il mobilise alors tout ce qui respire (les Mothers, les fidèles du Garrick, la cousine du gardien du studio, des adolescentes groupies...) pour les faire parler dans ce piano, la tête recouverte d'un grand drap, plongée dans l'obscurité. Un sac de sable est posé sur la pédale du piano afin d'optimiser la résonance des cordes, excitées par les harmoniques des voix humaines. Zappa encourage ses acteurs improvisés à échanger sur toutes sortes de sujet. Souvent, Zappa dirige depuis la régie en soumettant des thèmes bizarroïdes comme les cochons, les poneys, les kangourous, la bière, une certaine Grande Note... Le tout relevant d'un absurde parfois inquiétant (Beckett? Burroughs?). Et c'est ainsi que s'accumulent des heures et des heures de parlottes que Zappa va ciseler pour n'en garder que le meilleur et l'insérer dans son Lumpy Gravy en mal de consistance.


Au dos de la pochette de Lumpy Gravy (image ci-dessus), Zappa grimace une bulle de BD qui demande: "Est-ce la face 2 de We're Only In It For The Money?" Sur We're Only In It For The Money, on lit un même phylactère qui demande s'il ne s'agit pas première face de Lumpy Gravy... Serait-ce un seul disque en vérité? Plusieurs indices encouragent à le penser... Sur les deux pochettes on retrouve le même t-shirt PIPCO, la même paire de bretelles, le même mannequin féminin martyrisé par le graphiste zappaïen Calvin Schenkel, ce même Calvin Schenkel avec le même maillot à rayure, le même Roy Estrada en jupette de travelo, le titre Lumpy Gravy inscrit sur le billet de We're Only In It For The Money... toutes ces marques iconographiques démontrent que les deux disques forment un diptyque. Sur le plan musical, le titre Take Your Clothes Off est en surf music sur Lumpy Gravy, en pop à texte sur We're Only In It For The Money. Un extrait d'une musique, jadis composée pour un vieux faims de série Z (The World Greatest Sinner), est pressée telle quel sur les deux œuvres. Mais cette continuité entre les deux disques n'est qu'une introduction. Car le concept album centré sur UN album (Sgt Peppers), voire sur deux albums demeure trop étroit pour les vues zappaïennes. Comme il l'affirmera bien plus tard dans le remarquable documentaire Peefeeyako: "Toute ma musique n'est qu'un grand disque, un seul disque". Tous les albums doivent n'en former qu'un seul. Pourquoi? Pas seulement pour nourrir l'égo wagnérien de Zappa (qui est plus que tangible, mais non dénué d'humour!); mais aussi pour démontrer, nous faire sentir que tout l’univers est une Grande Note: les cochons, Johnny Cash, nous, le chrome, les Mercedes Benz, le calendrier, les poneys, Donovan, les haricots verts importés depuis l’Utah, les montagnes, les aspirateurs, le sirop, les nez – TOUT fait partie d'une seule et même Grande Note. Zappa, comme Pythagore jadis, pense que l’Univers est une musique. Toute chose étant une vibration, la somme de ces vibrations, que forme l'Univers, donne une GRANDE NOTE. L’idéal esthétique de Zappa consisterait à faire SENTIR cette Grande Note, de nous pousser à l’imaginer à partir d’un fragment de vie: la sienne. En cela, la musique de Zappa reveille la théorie de sublime telle que l’a écrite Kant, à ceci près que loin d'effrayer, ou de scotcher à son siège comme la musique tellurique de Wagner, Zappa recréer le sublime humoristique, le gigantesque du ridicule. Ainsi, confrontés à une oeuvre gigantesque (le Grand Disque formé par tous les autres, et dont la cohérence demeurera toujours un mystère, une ouverture), notre petite imagination se dépassé, et forcée, par notre raison, à s’étendre à l’infini jusqu’à une Idée: celle du tout de l’univers - un tout qui ne peut jamais être donné, jamais percu (on en mourrait, nous dit Borges), mais seulement pensé. Mais c’est une pensée qui nous émeut précise Kant, car elle "élargit l’âme". Aussi, la musique de Zappa n’est pas seulement cérébrale (aspect irrévocablement négatif pour tout fan de rock basique qui se respecte…), ne se veut pas l'illustration d'une Idée simplement abstraite. Elle réveille au contraire des sentiments proches de l’émerveillement enfantin. 


John Raby

mardi 26 mars 2013

Frank Zappa, "Boulez Conducts Zappa: The Perfect Stranger" (1984)



Dans son autobiographie, Zappa explique que composer revient à faire sa tambouille. La partition fait office de recette tandis que l'œuvre jouée est le repas. S'il faut vraiment être mauvais pour louper une omelette, en revanche, dès que la cuisine se fait art, il faut une équipe d'experts pour que la sauce prenne. Il en est ainsi des pièces orchestrales de Zappa. Elles sont " très très difficiles " comme le dit Kent Nagano, lui qui avait la difficile tâche de diriger certaines de ces œuvres en 1983. C'est cette exigence, ce besoin de précision, de perfection, qui a amené Zappa vers Boulez. C'est ce qui sera aussi le plus grand de ces échecs: un plat raté.

Zappa connaît la musique de Boulez depuis longtemps. En 1967, il présentait Le Marteau Sans Maître comme un de ses disques de chevet. C'est en 1981 que Zappa envoie quelques partitions à l'IRCAM, à l'époque dirigé par Boulez. Mais ce dernier expliqua qu'il ne pouvait jouer les pièces de Zappa, n'ayant pas d'orchestre symphonique à sa disposition. Il lui commanda en retour une pièce sur mesure pour son orchestre, l'Ensemble Intercontemporain. C'est ainsi que Zappa composera The Perfect Stranger. Cette pièce, comme presque toujours chez Zappa, raconte une histoire. Comme il l'écrit en 1969 pour Hot Rats, sa musique reste " un film pour les oreilles ". Toute son œuvre peut être prise comme une seule histoire folle et tragique, peuplée de merveilleux personnages comme le savant fou Uncle Meat, Billy la montagne vivante, Greggery Peccary le cochon inventeur du calendrier, l'empereur mélomane Cletus Awreetus Awrightus, le toutou philosophe Fido. Fidèle à cet amour du récit surréaliste, The Perfect Stranger raconte la visite d'un représentant de commerce qui fait du porte à porte. L'article qu'il propose est un peu spécial, un aspirateur "gypsy-mutant", Inspiré peut-être du son monstrueux obtenu par Ian Underwood en branchant son saxo sur une wah-wah sur Chunga's Revenge (1971), Calvin Schenkel représenta cet aspirateur fabuleux faisant amoureusement virevolter quelques castagnettes dans l'air du soir, perdu dans la forêt. Mais ça c'était du temps où le rêve dada des Mothers était encore vivace. En 1984 l'aspirateur ne chante plus. Il est à vendre, vulgaire article ordinaire destiné à satisfaire la ménagère lambda.


La pièce The Perfect Stranger commence par un coup de sonnette, une tierce majeure précise Zappa. Un air atonal, mou et soupçonneux s'ensuit et l'on imagine sans mal la vieille mégère s'inquiéter du motif de cet imprévu. Un solo mièvre de violon lui répond : le baratin du vendeur qui cherche à s'introduire dans la demeure pour fourguer sa camelote. Que ce soit avec un combo rock ou un orchestre de musique dite " sérieuse ", Zappa est aussi proche des jeux de tensions dynamiques de Varèse, de l'utilisation délirante de styles de Stravinsky que de l'humour de Carl Starling, le musicien attitré de Tex Avery. L'orchestre incarne ainsi le dialogue entre deux registres langagiers : le vendeur et la femme au foyer.
Or, pour la première (et la dernière) fois avec Zappa, la musique n'est à la hauteur de l'histoire... Zappa écrit bien sur le livret que le vendeur s'empare de sa cliente pour se la taper à même le sol, que l'aspirateur Gypsy-mutant laisse ensuite apparaître son tube depuis la fenêtre de la cuisine, que le vendeur démonte la machine pour étaler ses organes sur le sol et dévoiler à la ménagère la qualité exceptionnelle de l'objet, bref que tout déraille comme toujours, The Perfect Stranger aurait pu être un superbe dessin-animé musical, à l'instar de Greggery Peccary ou The Grand Wazoo, mais la direction de Boulez est une catastrophe justement parce qu'elle est mécanique. L'orchestration est terne, sans relief, ennuyeuse, et on a du mal à comprendre ce qui se passe. Sur l'album, deux anciennes pièces sont également exécutées avec cette même froideur intellectuelle : Dupree's Paradise, et Naval Aviation In Art ?. Cette dernière supporte mieux le traitement infligé, puisqu'elle est censée, en amont, être d'un macabre évident. 


Boulez n'a pas compris la musique de Zappa comme Zappa s'est entiché de Boulez pour de mauvaises raisons. Boulez, cela se devine sans mal, n'entend rien à l'humour sonore; lui qui déteste d'ailleurs l'orchestration de L'Histoire du Soldat de Stravinsky, oeuvre vénérée par Zappa justement pour son humour instrumental. Quant aux musiciens : le violoniste sait-il qu'il incarne le baratin d'un vendeur minable qui fait du porte à porte ? L'Ensemble Intercontemporain n'est pas composé d'acteurs mais de musiciens sérieux! On ne joue pas comme on joue un rôle (les Mothers of Invention manquent), s'il lisent de petits ronds sur des lignes, ils ne devinent pas l'aspirateur magique qui en est la substance. C'est comme si on figeait Woody Woodpecker dans une grille de Mondrian. Heureusement, l'Ensemble Modern, en 1992, insufflera une vie propre au théâtre dada dans la musique de Zappa. Peut-on imaginer Boulez cautionner Welcome to the United States? Pourtant, dans son autobiographie, Zappa démentira la réputation d'homme mortellement sérieux qui colle à Boulez, allant jusqu'à le décrire comme un personnage de dessin animé. Il prend aussi plaisir à mentionner le museau vinaigrette que Boulez commanda alors qu'ils mangeaient ensemble au restaurant (un plat proprement dadaïste et répugnant pour tout américain habitué au beurre de cacahuète comme l'était Zappa). Cette réflexion, aussi anecdotique qu'elle puisse paraître, est révélatrice : Zappa est bien plus proche de l'ouverture Fluxus que des tenants de la musique sérielle. Tout peut lui inspirer une composition, tout peut être musique, surtout les détails absurdes qui trouent le quotidien. Une chanson merveilleuse de plus de dix minutes auraient pu décrire ce fameux museau recouvert de sauce verte translucide. La musique, pour Zappa, n'est pas un monde fermé sur sa propre logique. La musique est le monde lui-même. En cela, Zappa est plus proche de John Cage, dont il apprécie d'ailleurs les idées sans toutefois aller jusqu'à la mort de l'auteur par l'intermédiaire du hasard. 

Si Zappa est si différent de l'esprit boulezien, comment, en retour, expliquer l'intérêt de Boulez pour le travail de Zappa ? Boulez s'est toujours montré extrêmement laconique sur cette question, se contentant de raconter sa rencontré avec Zappa sans entrer dans un commentaire de sa musique. On pourrait supposer  que Boulez s’est montré séduit par la rigueur, la précision et la complexité de cette musique, sorte de mélange curieux de Varèse, de Berg et Stravinsky. Seul un américain sait s'emparer avec tant d'irrévérence feinte, de l'héritage européen. Peut-être est-ce cette aisance à dealer avec l'Histoire qui l'a bluffé. Mais cela ne suffirait pas à satisfaire le formaliste qu'est Boulez, lui qui, justement, déteste le souvenir, l'histoire, lui qui a une foi inébranlable en un progrès musical presque hégélien. On pourrait alors supposer qu'il s'est montré intrigué par les capacités musicales hors normes d'un musicien rock qui n'est jamais allé au conservatoire. En tout cas, il est impossible d'avoir un avis arrêté sur cette question. Toujours est-il qu'à défaut d'âme, d'humour, même la fameuse objectivité horlogère de Boulez n'a pas été au rendez vous pour ce disque! Le 1er septembre 1984, The Perfect Stranger est joué par l'Ensemble Intercontemporain au Théâtre de la Ville à Paris. Frank Zappa décrit cette soirée comme l'une des pires de son existence. Boulez a du littéralement le tirer de son siège pour l'amener sur la scène faire révérence au public. " Ils n'avaient pas assez répété " expliquera plus tard Zappa.


Heureusement, aux côtés de ces pièces orchestrales, le disque présente quatre compositions au Synclavier. Le Synclavier est le premier synthétiseur numérique assisté par ordinateur dont Zappa fut l'un des premiers acquéreurs en 1982. Il l'utilisera de plus en plus, à mesure que l'écœurement des tournées le convaincra de s'isoler. Love Story, Girl in The Magnesium Dress, Outside Now Again et Jonestown furent réalisés entre février et avril 1984. Girl in The Magnesium Dress est d'une complexité effarante, rejoignant les pièces pour piano impossible à jouer de Conlon Nancarrow, une inspiration revendiquée par Zappa. Si Zappa a toujours aimé écrire des pages noires de notes (la bien nommée Black Page), avec l'exactitude de la machine, cette tendance s'intensifie encore. Pourtant en 1992, l'Ensemble Modern parviendra à interpréter cette pièce inhumaine avec brio dans The Yellow Shark. Or, cette réussite a posteriori rend en retour caduque la version électronique de 84. Au pire on dirait une chouette démo. Love Story est une petite pièce (cinquante secondes) toute en dissonances censée raconter le coït de vieux Républicains en train de faire du breakdance. Moins anecdotique, Outside Now Again est la programmation d'un solo de guitare à l'origine joué sur Outside Now version Joe's Garage (1979). Le lyrisme de l'original laisse place ici à un univers sonore sans vie. La mélancolie est comme écrasée sous son propre poids. Une pièce triste à mourir qui inspira cette scène à son auteur : "Des gens déguisés en bailleurs de fonds du Ministère de la Culture distribuent la soupe populaire à une troupe qui fait la queue. " La mélancolie cède à l'horreur avec Jonestown, inspiré du suicide collectif de Jonestown, en Guyane. Plus de neuf cent membres de la secte (dont trois cent enfants) du " Temple du Peuple " ont bu du cyanure de potassium. Sur des nappes de synthétiseurs dissonantes, des bruits agressifs redonnent vie à la distribution de la boisson mortelle. Pour ceux qui n'aurait pas pigé la référence, Zappa écrit : " Un homme se prétendant envoyé de Dieu frappe sur une bassine contenant la boisson de la communauté à l'aide d'un crâne d'enfant tout en marmonnant dans sa barbe :"Venez chercher!" ".
Avec le temps, l'oeuvre de Zappa devient une méditation désespérée sur notre condition d'imbéciles. Plongé dans la paranoïa et la bêtise aiguë des années quatre-vingt, l'espoir dada d'une absurdité alternative comme ont pu l'incarner les Mothers est passée à trépas. Ne reste plus que l'absurdité de la bêtise elle-même, que Zappa a le courage de décrire dans toute sa cruelle réalité, enfermé qu'il est dans son sous-sol, comme dans un bunker.

John Raby